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samedi 2 juin 2012

L'âme du minotaure

Auteur : Dominike Audet
Éditions : Vlb Éditeur (2010)
Nombre de pages : 880

Résumé : En septembre 1941, Katharina Lindemann, une jeune Berlinoise qui travaille pour le docteur SS Karl Gebhardt, se rend à Prague où elle passe la nuit avec un homme dont elle ignore alors l'identité. Le lendemain, Katharina découvre qu'il n'est autre que le général SS Reinhard Heydrich, nouvellement nommé Protecteur du Reich à Prague et chef des services de sécurité.

Commence alors une passion charnelle teintée de domination. Heydrich s'efforce toutefois de conserver la tête froide pour mener à bien sa tâche, l'élimination des Juifs d'Europe, tandis que Katharina s'abandonne à ses sentiments, car elle ignore l'ampleur et l'horreur de la mission de son amant. C'est par la voix de Katharina que l'auteure raconte cette relation troublante, jusqu'à l'attentat dont est victime Heydrich et ses funérailles nationales en juin 1942. (Résumé tronqué volontairement, car il en révélait trop).

Mon avis :

Avec L'âme du minotaure, Dominike Audet réussit le double pari de rendre crédible l'histoire d'amour - fictive - de cette jeune femme et du "monstre" nazi et donc, de prêter à ce dernier une âme et des sentiments humains.  Pendant une semaine, j'ai vécu avec ses personnages principaux, Katharina Lindemann et Reinhard Heydrich.  Et je peux vous dire qu'ils m'ont fait ressentir toute une gamme d'émotions!  Leur relation d'amour-haine m'a empoignée à bras-le-corps et m'a fait voyager dans toute la palette des sentiments humains, mais aussi dans l'Allemagne nazie. 

Malgré les mises en garde de son entourage, Katharina se laissera séduire et entrera dans l'antre de la "bête".  L'homme qu'elle aime et connaît, Reinhard Heydrich, n'est pas celui qu'on lui décrit.  Et Katharina est loin d'être idiote et faible, c'est une femme intelligente et déterminée, qui se fait une place dans ce monde d'hommes.   Mais je me suis questionnée : est-ce que j'aurais été capable  d'aimer un homme comme lui?  D'accepter de rester dans l'ombre et de ne recevoir que des miettes de son temps, car il est déjà marié et appartient corps et âme aux SS.  Car Katharina aime Reinhard envers et malgré tout, elle se donne totalement à lui, c'est une superbe amoureuse.  Au départ, Reinhard refuse de céder à ses sentiments pour Katharina, car ils le rendent vulnérable.  Mais l'amour de Katharina l'atteint au coeur, malgré sa cuirasse, car elle voit l'homme en lui, elle l'aime pour ce qu'il l'est.  Elle opérera une transformation en lui, il s'humanisera, rejettera sa haine et sa colère et pourra peut-être connaître la rédemption.

Mais en même temps que ce déchaînement de passion, j'ai ressenti un fort sentiment d'horreur, car Dominike Audet nous fait vivre de l'intérieur l'intimité d'un haut dirigeant nazi, mais aussi du nazisme lui-même.  J'ai compris avec une incrédulité épouvantée que les nazis avaient installé une véritable organisation qui avaient infiltré tous les aspects de la vie des Allemands, que c'était une machine sans âme qui fonctionnait au quart de tour, comme une mécanique d'horloge. 

Tout était prévu, organisé et marchait parfaitement : que ce soit leur installation dans les pays qu'ils avaient conquis (comme la Tchécoslovaquie) ou l'établissement des camps d'extermination pour les Juifs : pour eux, ceux-ci étaient un problème qu'il fallait "régler".  Ils avaient réussi à instaurer le meurtre meurtre de masse au niveau d'un système politique à grand échelle, digne d'une grande usine : froid, rationnel, efficace, un instrument parfait qui ne devait jamais s'enrayer ou échouer afin de rendre réelle la vision d'Hitler d'une grande Allemagne et d'un troisième Reich qui devait durer mille ans. 

L'âme du minotaure nous révèle ce qu'il y a de pire chez l'être humain.  Et on se demande comment peut-on justifier une telle barbarie?  L'auteure fait dire à Reinhard Heydrich : «On pouvait ordonner le pire, de détruire une partie de l'humanité par exemple, la plupart des hommes obéiraient parce que l'autorité au-dessus d'eux en formulait le désir.» (P.735).  Mais aussi, on s'aperçoit que certains Allemands ne savaient pas ce qui se passait exactement dans les camps de concentration.  La plupart d'entre eux semblaient inconscients ou étaient aveuglés pour toutes sortes de raisons, dont celle d'être sûr d'agir pour la bonne cause, parce que leur chef leur avait dit que c'était vrai.

Heydrich veut protéger Katharina de cette vérité, mais en même temps, il se dit qu'elle ne pourra véritablement le connaître et donc l'aimer que quand elle saura tout ce qu'il est et a fait.  Et quand elle sait et surtout quand elle réalise qu'elle a elle-même participé à ce massacre de masse, même sans le vouloir, elle est malade de culpabilité.  Elle rejette cette réalité et Heydrich avec lui.  Leur amour qui semblait être sans fin n'y résiste pas.
 
Dominike Audet possède une maîtrise étonnante de l'écriture, pour un premier roman.  Son style est développé et fouillé.  Elle a travaillé plusieurs années à l'écriture de son roman, a appris deux nouvelles langues, a voyagé dans les pays où se situe l'action et cela se sent.  J'ai totalement embarqué dans cette histoire, j'ai été en apnée pendant toute ma lecture. Son roman n'est pas parfait, il y a des longueurs, surtout dans la deuxième partie et parfois les sentiments de ses personnages sont grandiloquents, mais quel roman quand même!  La longueur du livre n'est pas un obstacle, au contraire!  Elle sert l'intrigue, elle permet aux sentiments de se déployer et de nous toucher profondément, les personnages se définissent et atteignent une profondeur humaine et réelle comme j'en ai rarement vue. 

Les deux personnages principaux sont profonds et complexes, fascinants avec leurs bons et mauvais côtés.  On s'attache même à Reinhard Heydrich, parce que Dominike Audet nous le fait apparaître sous un jour humain.  Elle nous laisse à voir qu'un nazi aurait pu être capable de repentir.  Quant à Katharina, elle est unique de par la profondeur des sentiments qu'elle éprouve pour Reinhard Heydrich, mais elle est aussi passionnée et courageuse.  Dominique Audet frappe fort avec ce roman à plusieurs facettes, qui m'a secouée, m'a fait me questionner, mais qui m'a aussi fortement émue.  Bravo!

Une petite citation : 
 
«Pourquoi le Minotaure : Le Minotaure... Voilà ce qui me vient à l'esprit.  Vous savez, cette bête mi-homme mi-taureau terrée au milieu du labyrinthe, se nourrissant des pauvres victimes qu'on lui apporte ou qui se perdent dans les méandres de son antre... Oui, lorsqu'on se trouve dans le périmètre d'Heydrich, il faut voir à ne pas perdre son chemin, car il n'attend que cela, une pauvre victime à dévorer.  Heydrich fait main basse sur tout ce qui traverse son champ de vision et, comme le Minotaure, il blesse plus qu'il ne... séduit, si ce mot peut être employé pour désigner son approche.  Et s'il blesse, c'est uniquement parce qu'il n'a pas pu en finir avec sa victime au premier assaut.»  (P. 63-64)

Dominike Audet a remporté le Prix littéraire 2011 de la ville de Québec et du Salon international du livre de Québec dans la catégorie «littérature adulte» pour L'âme du minotaure.

Allie en parle ici, Grominou, ici et Suzan, .  Et il y a aussi Isabelle, ici.

Couverture et résumé : Vlb éditeur

8 commentaires:

Sharon a dit…

Merci pour ta participation !

calypso a dit…

C'est un livre qui pourait vraiment me plaire, j'aime beaucoup lire des romans traitant de cette période.
Merci !

Isa a dit…

J'avais beaucoup aimé moi aussi ! C'est quand même spécial, que l'auteure nous fasse « aimer » un nazi !

Suzanne a dit…

«On s'attache même à Reinhard Heydrich, parce que Dominike Audet nous le fait apparaître sous un jour véritablement humain.»
Moi je n'y ai pas cru du tout. Un tel être cruel et sanguinaire ne peut être humain ;-)
Par contre ce bouquin n'est pas mauvais et pour un premier roman de l'auteure, c'est réussi.

Anne a dit…

Un premier roman très ambitieux et un billet très enthousiaste ! Merci !

Allie a dit…

J'ai beaucoup aimé cette lecture. Je la trouve déstabilisante, justement parce qu'on voit un monstre, dans sa vie quotidienne... C'est assez troublant. Et pour un premier roman, c'est quand même quelque chose!

Joelle a dit…

Le sujet n'est pas facile à rendre crédible mais apparemment, l'auteur a réussi vu ton billet ! J'ai déjà noté ;)

Enigma a dit…

ça me tente bien! belle chronique =)