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jeudi 19 juillet 2012

Les âges sombres♥

Auteur : Karen Maitland
Éditions : Sonatine (2012)
Nombre de pages : 672

Résumé : 1321. Les habitants d’Ulewic, une petite cité isolée de l’est de l’Angleterre, sont sous le joug de leur seigneur et de l’Église, celle-ci ayant supplanté, depuis quelques années, le paganisme qui régnait dans la région. Non loin du village s’est installée une petite communauté chrétienne de femmes, des béguines originaires de Belgique. Sous l’autorité de sœur Martha, elles ont jusqu’alors été assez bien tolérées. Mais les choses commencent à changer. Le pays connaît en effet des saisons de plus en plus rigoureuses, les récoltes sont gâchées, les troupeaux dévastés et le besoin d’un bouc émissaire se fait sentir. Neuf hommes du village, dont on ignore l’identité, vont profiter de la tension qui commence à monter pour restaurer un ordre ancien et obscur. Renouant avec de terribles rites païens, usant de la terreur, du meurtre et de la superstition, ils vont s’en prendre aux béguines, qui devront les démasquer et élucider les secrets du village avant que la région ne soit mise à feu et à sang.

Mon avis :

Dans le Moyen-Âge qui nous est présenté dans le roman Les âges sombres, on est bien loin des valeureux chevaliers, des belles dames et de l'amour courtois.  Karen Maitland nous décrit l'époque médiévale dans ce qu'elle a de plus sombre et de plus répugnant.  Un temps où les règles les plus élémentaires d'hygiène étaient inconnues, où la superstition religieuse régnait et où les apparences étaient la réalité.  Vous étiez ce que vous paraissiez être.

Les pauvres étaient soumis à leur seigneur, à l'Église et à la loi du monarque.  Ils avaient toutes sortes de charges et de redevances à payer à ceux qui leurs étaient "supérieurs", certaines étant aussi absurdes et révoltantes que l'écot de l'âme, une sorte de taxe sur les enterrements.  Vous ne pouviez pas payer le prêtre?  Alors vous n'étiez tout simplement pas enterré selon les rites et en terre consacrée!

Tout dans ces temps obscurs était basé sur la simple survie.  On gardait et on réparait tout.  On récupérait même les effets des défunts, car ils pouvaient toujours resservir.  Les paysans dépendaient des caprices de la nature.  Une mauvaise récolte, une sécheresse, une maladie du bétail et leurs vies pouvaient basculer dans l'indigence et la mort.  Où alors chercher de l'aide et une certaine protection?  Comment ne pas se tourner vers les anciens rites païens, qui vous donnaient l'impression d'avoir une certaine influence sur votre sort?

C'est dans ces conditions de vie extrêmes que Karen Maitland campe l'intrigue de son roman.  En plus des habitants du village d'Ulewic, elle nous parle d'une étrange communauté féminine qui s'est installée à l'extérieur du hameau.   Ces femmes étaient appelées des béguines.  Dans ses notes historiques à la fin du roman, K. Mailtand nous explique ce qu'elles sont :

«C'est dans ce contexte que vit le jour en Europe un mouvement singulier, bientôt connu sous le nom de Communautés de béguinage.  Des milliers de femmes, refusant de se marier ou de prendre le voile, commencèrent à s'organiser en communautés exclusivement féminines.  Elles travaillaient les champs et assuraient elles-mêmes leur subsistance grâce à la pratique de divers artisanats, notamment celui de la vannerie.  Elles commerçaient, établissaient des hôpitaux, pourvoyaient à l'éducation des jeunes filles et écrivaient beaucoup. Elles prêchaient ouvertement, dans les rues des villages, traduisaient la Bible dans la langue profane du pays où elles se trouvaient, bien avant que l'Église elle-même ne s'en charge officiellement, et lorsqu'elles étaient excommuniées, ces femmes catholiques endossaient le rôle des prêtres, s'administrant les sacrements les unes aux autres et à quiconque se voyait répudié par l'Église.  Elles ne prononçaient aucun voeu, excepté celui du célibat pour toute la durée de leur séjour dans le béguinage, qu'elles étaient libres de quitter quand bon leur semblait.» (P.663-664)

Le roman se partage en plusieurs points de vue, presque exclusivement féminins.  Et plusieurs de ces narratrices sont des béguines.  Je connaissais déjà ce mouvement séculier, mais j’ai été fascinée par la description que l’auteure en fait.  Ces béguines étaient des femmes autonomes, fortes, déterminées, capables d’empathie et de compassion et pour la plupart, instruites.  Elles dérangeaient, ces béguines qui vivaient de façon indépendante d'un mari ou de l'Église, qui osaient penser tout haut et qui en plus, osaient s'arroger des prérogatives d'hommes et surtout de religieux!  On pensait qu'elles étaient des p*tains, des sorcières et des hérétiques.  Il fallait les éradiquer avant que leur impiété ne se répande comme une maladie contagieuse!  Pour les villageois, il n'y avait pas de problèmes avant l'arrivée des béguines, alors elles sont la cause de tous leurs malheurs.

Karen Maitland a créé une palette de personnages féminins exceptionnels, qui ont tous un petit quelque chose d’attachant.  Elles possèdent toutes une vraie personnalité, en plus d’être extraordinairement humaines, avec leurs faiblesses et leurs croyances.  J’ai éprouvé beaucoup de tendresse pour Servante Martha, Guérisseuse Martha, Osmanna, Béatrice, Pègue et Pisseflaquette. 

Karen Maitland laisse aussi beaucoup de place à la foi pétrie de superstitions et aux croyances de ces âges sombres.  Les problèmes que pouvaient vivre les gens avaient toujours une origine surnaturelle et une justification diabolique.  Alors que l'Église semble impuissante à les protéger de toutes ces calamités qui s'abattent sur eux, les habitant d'Ulewic se tournent vers les Maîtres-Huants.  Ils ont l'impression que les membres de ce cercle obscur, qui pratique un genre d'occultisme, seront à même de les protéger et de les favoriser.  Sauf que ceux-ci, aidés d'une terrible créature volante, née du folklore et de la magie des anciens dieux, font régner un ordre cruel, basé sur la violence et la terreur.  Leur aide coûtera cher aux villageois.

Cette incursion du surnaturel dans le roman n'est pas déplacée et amène même un certain suspense.  Karen Maitland possède une écriture limpide, élégante et efficace, qui vous fait bien imaginer tout ce qui vous est décrit et qui vous accroche dès le départ.  Cet antagonisme entre le village, le prêtre Ulfrid, les Maîtres-Huants et les béguines va aller en augmentant alors que les cataclysmes déferlent les uns après les autres.  Et cela fera ressortir le pire chez la plupart des personnages, alors que l'adversité révélera chez d'autres leur courage et leur grandeur d'âme.

Mon Dieu! que j'ai aimé lire ce roman et comme vous vous en doutez, c'est un gros coup de pour moi.  Et pour paraphraser Gustave Flaubert*, on peut juger de la qualité d'un livre à la longueur du temps qu'il vous a habité et qu'on met ensuite à en revenir.  Tout au long de ma lecture du roman Les âges sombres de Karen Maitland et aussi pendant le temps où je ne le lisais pas, ses personnages et son histoire m'ont accompagnés, j'y pensais sans cesse.  C'est un roman d'une grande qualité, qui vous fera voyager dans le passé, vous donnera le frisson avec son portrait de la grande noirceur médiévale et de ses superstitions et dont vous n'oublierez pas de sitôt les personnages féminins.  Karen Maitland se révèle une grande écrivaine, qu'il faudra surveiller très attentivement.  Je rends les armes face à son talent!
 
*«On peut juger de la beauté d'un livre, à la vigueur des coups de poings qu'il vous a donnés et à la longueur de temps qu'on met ensuite à en revenir.»

Couverture et résumé : Sonatine

8 commentaires:

liliba a dit…

Eh bien dis donc, quel billet ! Et ce que tu dis de ce roman me plait vraiment beaucoup, j'ai très envie de le lire ! Si jamais il voyagait, je serais ravie !!!

Brize a dit…

Eh bien, grâce à toi, j'ai appris des tas de choses sur les béguines, que je ne connaissais pour le moment que par les béguinages et que je confondais, je m'en aperçois, avec un ordre religieux comme un autre.

Opaline a dit…

Liliba : J'aurais bien aimé le faire voyager, mais 1) il appartient à ma médiathèque et 2) demeurant au Québec, ça aurait coûté très cher de poster cette brique en France! :(

Brize : merci de ton message. Moi aussi, j'ai appris plein de choses sur les béguines.

Valérie a dit…

Voilà en tout cas une superbe couverture!

Allie a dit…

Ah ah! Tu ne le croiras pas! C'est l'une de mes prochaines lectures! :) J'ai adoré son premier roman, vraiment bon! Et j'ai très hâte de commencer celui-ci!

belette2911 a dit…

Ah zut, encore un livre qui se trouve dans ma wish list...

La PAL ne risque pas de dégrossir de sitôt... parce que si je le trouve, je le prend !

isallysun a dit…

Tiens, je regarde le récap du challenge et le titre qui attire beaucoup mon oeil est celui-ci et je tombe sur un coup de coeur. Comment veux-tu que je ne l'ajoute pas à ma wish!

Zina a dit…

J'avais bien aimé La compagnie des menteurs mais c'est surtout celui-ci qui me faisait envie et ton avis me confirme qu'il faut absolument que je le lise !!